Le harcèlement contre ceux qui sont “différents” : plus difficile à dénoncer ?
- dyscothequepsycho
- 25 avr.
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Le harcèlement exogroupe et endogroupe chez les adolescents : facteurs d’acceptabilité, de résistance et de soutien à l’harceleur

Synthèse de l’article : Gönültaş, S., & Mulvey, K. L. (2022). Do Adolescents Intervene in Intergroup Bias-based Bullying? Bystander Judgments and Responses to Intergroup Bias-based Bullying of Refugees. Journal Of Research On Adolescence, 33(1), 4–23. https://doi.org/10.1111/jora.12752
Synthèse rédigée par Sophia VORONTSOV et Sarah GRANDSARD, Master 2 de Psychologie du Développement, Université Paris 8
Les préjugés, moteur d’exclusion ?
Au cours de ces dernières années, le harcèlement scolaire est devenu un sujet important des politiques éducatives. En janvier 2024, la France a introduit des cours d’empathie dans certaines écoles, avec l’ambition de les généraliser à tous les établissements dès septembre. Pourtant, malgré ces efforts, les incidents graves racistes, xénophobes et antisémites dans le secondaire ont augmenté entre 2020 et 2023, passant de 0,2 à 0,8 incidents graves pour 1 000 élèves. De plus, près de 12 % de ces actes se sont produits dans le cadre de situations de harcèlement, c’est-à-dire de comportements discriminatoires répétés (Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, 2023).
Lors de l’année scolaire 2022-2023, 89 500 élèves allophones ont été scolarisés en France, un chiffre en augmentation par rapport à l’année précédente (Ministère de l'Éducation, 2024). Ces jeunes, souvent au cœur des dynamiques interculturelles, sont confrontés à des stéréotypes qui contribuent parfois à leur marginalisation.
Face à ce constat, plusieurs questions émergent : comment les préjugés et le contact interculturel influencent-ils l’expérience scolaire des élèves issus de l’immigration ? Quel rôle les témoins jouent-ils dans la dynamique du harcèlement ? Quels facteurs motivent les témoins à intervenir dans les situations de harcèlement ?
Un ou des harcèlements ?
On parle généralement de harcèlement quand un élève subit de manière répétée des propos ou des comportements négatifs, voire violents (Ministère de L’Education Nationale, 2024). Lorsqu’un adolescent est ciblé à cause de son appartenance à un groupe (ethnique, religieux, de genre, etc.), il s’agit de harcèlement dit “exogroupe”, basé sur les préjugés (Palmer & Abbott, 2018).
Lorsque les agressions se basent sur des traits personnels, comme la timidité, on parle de harcèlement “endogroupe” (Juvonen & Graham, 2014).
Toutes les formes de harcèlement aient des effets graves, et le harcèlement exogroupe nuit particulièrement au bien-être psychologique et scolaire des victimes (Mulvey et al., 2018 ; Russell et al., 2012).
La réaction des témoins : Un facteur clé à considérer
Les témoins peuvent mettre fin au harcèlement en s’interposant entre l’agresseur et la victime (Salmivalli et al., 2011). Cependant, la peur de devenir à leur tour la cible ou de perdre leur statut, notamment si le harceleur est populaire, peut les dissuader d’agir. Le risque de rejet est particulièrement élevé dans le cadre du harcèlement exogroupe (Antonio et al., 2018).
Plusieurs facteurs sont à prendre en compte pour comprendre ce qui pousse les témoins intervenir :
La fréquence de contact avec l’exogroupe réduit les préjugés entre les groupes (Allport, 1954).
Les préjugés : une perception négative de l’exogroupe limite le soutien social, même dans des contextes de mixité (Bagcı et al., 2020).
La distance sociale désirée entre soi et les membres de l’exogroupe : les préjugés poussent à éviter le groupe discriminé (Dovidio et al., 2010).
La Théorie de l’esprit (ToM) et l’empathie : elles aident à ressentir et comprendre la souffrance de la victime, augmentant les chances d’intervention contre le harcèlement (Barchia & Bussey, 2011).
Le harcèlement des réfugiés syriens en Turquie
Gönültas & Mulvey (2022) étudient le harcèlement dans le contexte des réfugiés syriens en Turquie, le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés au monde (UNHCR, 2020). Les Syriens y font face à de nombreux préjugés et discriminations, ce qui souligne la nécessité d'une meilleure compréhension de ces dynamiques (Demir & Ozgul, 2019)
Dans cette étude, Gönültas & Mulvey (2022) distinguent le harcèlement exogroupe dirigé contre les élèves syriens et le harcèlement endogroupe à l'encontre des élèves turcs. Ils émettent les hypothèses suivantes :
Les adolescents distinguent le harcèlement endogroupe et exogroupe
Ils jugent le harcèlement exogroupe plus acceptable que l’endogroupe et sont moins enclins à défier les harceleurs dans ce cas.
Cette différence est plus marquée chez les élèves ayant peu de contacts avec les réfugiés syriens, ainsi que chez les lycéens par rapport aux collégiens.
En revanche, les élèves plus empathiques, ayant une meilleure ToM, moins de préjugés et un désir réduit de distanciation sociale sont plus susceptibles de défier les harceleurs dans le harcèlement exogroupe en comparaison avec les élèves moins empathiques, ayant une ToM plus basse, avec plus de préjugés et un désir augmenté de distanciation sociale.
La méthode
Gönültas & Mulvey (2022) ont recruté 587 élèves turcs d’Istanbul pour participer à l’étude, répartis en 372 collégiens (âgés en moyenne de 12,19 ans) et 215 lycéens (âgés en moyenne de 14,81 ans). Deux districts ont été choisis, l’un avec une population syrienne élevée et l’autre avec une population syrienne faible, afin d’étudier la fréquence de contacts avec l’exogroupe.
Deux histoires de harcèlement scolaire ont été présentées aux participants : l'une se déroule dans un contexte endogroupe, où un jeune est harcelé en raison de sa timidité, et l'autre dans un contexte exogroupe, où un jeune syrien est harcelé par des adolescents turcs. Après chaque histoire, les participants évaluaient l'acceptabilité du harcèlement sur une échelle de Likert à 6 points et expliquaient leur raisonnement derrière cette réponse, ainsi que leur comportement face au harcèlement : défiance ou soutien envers le harceleur. Les chercheurs ont également évalué la distance sociale désirée (évaluée par la tâche de Berger et al., 2015), les préjugés (évalués par le Multiple-Response Racial Attitude measure (Aboud, 2003)), l'empathie envers les victimes (évaluée par l’Empathy for Victimization Scale (Kärnä et al., 2011)) et la ToM des participants (évaluée par la Strange Stories (Devine & Hughes, 2016)).
Que tirer de cette étude ?
Perception du harcèlement
Tout d’abord, cette étude met en évidence des différences dans la perception du harcèlement. Les adolescents font bien la distinction entre les deux types de harcèlement : le harcèlement exogroupe, qu’ils associent au statut de réfugié et la discrimination, et le harcèlement endogroupe, qu’ils relient davantage aux normes sociales. Bien que les deux soient jugés moralement répréhensibles, le harcèlement endogroupe est perçu comme moins acceptable. De plus, les adolescents manifestent un soutien plus important à l’harceleur dans ce cas, par rapport au harcèlement exogroupe. Cependant, l’opposition au harceleur ne varie pas selon le type de harcèlement, sauf chez les collégiens dans des zones à faible contact avec les réfugiés, qui se montrent moins enclins à intervenir face au harcèlement exogroupe.
Rôle des contacts entre les groupes
La fréquence des contacts influence la perception du harcèlement. Les élèves ayant plus de contact avec des réfugiés syriens jugent le harcèlement moins acceptable. Cependant, ces contacts n’ont pas augmenté leur disposition à s’interposer, probablement parce que l’étude mesurait uniquement la quantité de contacts, sans tenir compte de leur qualité.
Facteurs sociocognitifs
Enfin, les facteurs socio-cognitifs semblent jouer un rôle important. Les élèves les plus empathiques et ayant une meilleure ToM trouvent tous les types de harcèlement moins acceptables et se disent plus susceptibles de défier les harceleurs, comparativement à ceux ayant moins d’empathie et de ToM. À l’inverse, ceux ayant des préjugés négatifs envers leurs camarades syriens et un fort désir de distanciation sociale jugent le harcèlement exogroupe plus acceptable et soutiennent davantage les harceleurs.
Conclusion
Le harcèlement est-il jugé plus acceptable quand il est dirigé vers quelqu’un qui est dfférent ? Quelqu’un qui n’appartient pas au même groupe que nous ? Il semblerait que oui puisque les adolescents jugent le harcèlement au sein de leur groupe comme moins acceptable et sont plus enclins à soutenir le harceleur lorsqu’il cible un individu extérieur au groupe.
Le harcèlement scolaire est influencé par une combinaison de facteurs sociaux et cognitifs. La distance sociale souhaitée, les préjugés envers les réfugiés et l’empathie influencent les comportements face au harcèlement. Les témoins réagissent souvent en fonction de leurs propres préjugés, ce qui détermine leur soutien ou leur absence de soutien envers la victime.
Ce constat montre l’importance de travailler non seulement sur les compétences d’empathie, mais aussi sur la lutte contre les stéréotypes, afin de créer un environnement scolaire plus inclusif. Ainsi, la lutte contre le harcèlement devrait prendre en compte la distinction entre harcèlement endogroupe et exogroupe, car il semble que les adolescents perçoivent cette différence. Il serait important que les interventions se concentrent sur la dimension discriminatoire du harcèlement, notamment les préjugés, et qu'elles établissent des normes spécifiques de lutte adaptées à chaque type de harcèlement. Il serait pertinent de mener d’autres études pour explorer davantage l’impact de la fréquence du contact exogroupe, en prenant également en compte la qualité des interactions.
Références
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