Du cerveau à l’assiette : Frénésie alimentaire chez les adolescents
- dyscothequepsycho
- 4 juin
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La prise de risque dans l’assiette de l’adolescent

Synthèse de l’article : Schmidt, R., Wandrer, H., Boutelle, K. N., Kiess, W., & Hilbert, A. (2023). Associations between eating in the absence of hunger and executive functions in adolescents with binge-eating disorder: An experimental study. Appetite, 186, 106573. https://doi.org/10.1016/j.appet.2023.106573
Synthèse rédigée par Nina FROGER et Aurélie PETITJEAN, Master 2 Psychologie du Développement : Education, Troubles et Problématiques Actuelles, Université Paris 8.
Continuer à manger sans avoir faim : Frénésie alimentaire chez les adolescents
Les accès hyperphagiques (BED – Binge eating disorder) constituent le trouble du comportement alimentaire (TCA) le plus retrouvé à l’adolescence et se caractérise par des frénésies alimentaires, soit par une quantité inhabituellement supérieure de nourriture qui est ingérée dans une période de temps limitée et souvent associée à un sentiment de perte de contrôle. Ce type de conduite se retrouve chez 7 à 16% des adolescents souffrant d’obésité (Schlüter et al., 2016), et a pour comorbidité associée, certains troubles mentaux (Schmidt et al., 2015 ; Swanson et al., 2011).
Pour 70% de ces adolescents, les épisodes ont lieu malgré l’absence d’une sensation de faim (EAH – Eating in the Absence of Hunger ; Schlüter et al., 2016). Cette absence est, selon le Manuel Diagnostique et statistique des troubles Mentaux (DSM-5-TR, APA, 2013), l’un des critères caractéristiques des accès hyperphagiques : une grande quantité de nourriture est consommée même après un sentiment de satiété.
Pourquoi s’arrêter de manger après un état de satiété est-il difficile pour certains adolescents ?
Les précédentes études ont montré qu’une altération de l’autorégulation des capacités d’inhibition cognitive, de résolution de problème, de flexibilité mentale et de mémoire de travail peut contribuer à l'apparition de comportements alimentaires compulsifs, tels que l'hyperphagie boulimique, chez les adolescents (Ames et al., 2014 ; Goldschmidt et al., 2018 ; Kittel et al., 2017 ; Tanofsky-Kraff et al., 2020). D 'autres études mettent en lumière l’existence d’une relation entre le fait de manger sans faim et le contrôle des fonctions exécutives (Hilbert & Brauhardt, 2014 ; Tanofsky-Kraff et al., 2011). Les fonctions exécutives regroupent les processus mentaux qui nous permettent de réaliser et de contrôler des comportements complexes pour atteindre un objectif, en fonction de notre environnement, ce qui nous permet de nous adapter dans la vie de tous les jours. Toutefois, les études de Hilbert et Brauhard (2014) et de Tanofsky-Kraff et ses collègues (2011) ont été réalisées auprès d’enfants âgés de 8 à 13 ans, et les données ont été collectées via des mesures auto-déclaratives ou à partir de la déclaration des parents (Eichen et al., 2022), il est donc réellement difficile de transposer ces résultats aux adolescents car les accès hyperphagiques se développent principalement au cours de l’adolescence (Swanson et al., 2011). De plus, d’autres études menées auprès d’enfants âgés de moins de 11 ans n’ont pas révélé de relation entre un défaut du contrôle inhibiteur et de la flexibilité mentale et l’apparition de comportements alimentaires compulsifs (Adise et al., 2021 ; Fogel et al., 2019 ; Hughes et al., 2015).
Enfin, l’adolescence constitue une période au cours de laquelle la connectivité du cortex préfrontal s’affine et les fonctions exécutives maturent (Selemon, 2013).
Ainsi, bien que certaines études aient suggéré une relation entre le contrôle des fonctions exécutives et les comportements alimentaires compulsifs chez les enfants, les résultats restent contradictoires et limités par l'âge des participants et les méthodes de collecte des données.
Partant de ce constat, les chercheurs de la présente étude ont souhaité explorer en laboratoire la relation entre le fait de manger sans faim et le contrôle de certaines fonctions exécutives telles que l’inhibition cognitive, la flexibilité mentale et la prise de décision, chez des adolescents présentant ou non des accès hyperphagiques. Pour cela, les auteurs ont cherché à répondre aux deux hypothèses suivantes : (1) les adolescents souffrant d’accès hyperphagiques vont consommer plus de nourriture en l’absence de faim, que les adolescents n’ayant pas d’accès hyperphagiques ; (2) le fait de manger en l’absence de faim peut être prédit par un défaut des contrôle des fonctions exécutives.
Comprendre, en laboratoire, le rôle des fonctions exécutives dans les accès hyperphagiques
Les 56 participants de l’étude sont âgés de 12 à 20 ans et ont été répartis en deux groupes : un groupe de 28 participants présentant des accès hyperphagiques et un autre groupe de 28 participants ne présentant pas d’accès hyperphagiques. Les deux groupes étaient équivalents en termes d’âge, de sexe et d’indice de masse corporel.
Les fonctions exécutives des participants ont été évaluées à partir de tests neuropsychologiques, et le comportement d’ingestion de nourriture sans sensation de faim a été évalué en laboratoire.
L’interférence cognitive a été mesurée par le Color-Word Stroop Test (Bäumler, 1985 ; Stroop, 1935) ; la flexibilité mentale par le Comprehensive Trial Making Test (Reynolds, 2002) et le Wisconsin Card Sorting Test (Grant & Berg, 1993) ; la capacité à apprendre des indices lors d'une tâche de prise de décision par l’Iowa Gambling Task (Bechara et al., 1994 ; Smith et al., 2012) et les fonctions exécutives du quotidien par le questionnaire Behavior Rating Inventory of Executive Function (BRIEF, Guy et al., 2004) complété par les participants.
Puis, les adolescents ont mangé un repas jusqu’à atteindre un sentiment de satiété (évalué par une échelle de satiété), avant de se voir offrir des snacks à volonté. La quantité de snacks ingérés a permis de mesurer les comportements d’ingestion alimentaire sans sentiment de faim des adolescents.
Les groupes de participants ne différaient pas selon le niveau socio-économique familial. Cependant, les adolescents souffrant d’accès hyperphagiques ont obtenu un score d'intelligence plus élevé que les autres participants, selon les mesures de la Wechsler Intelligence Scales for Children (WISC, Wechsler, 2003 ; Petermann & Petermann, 2008) pour les plus jeunes et de la Wechsler Adult Intelligence Scale (WAIS, Von Aster et al., 2006 ; Wechsler, 1997) pour les plus âgés. Cette variable a donc été contrôlée pour les analyses statistiques principales de l’étude.
La prise de décision comme indice prédictif
Les adolescents souffrant d’accès hyperphagiques ont fait preuve d’une prise alimentaire plus importante (notamment de glucides) ─ en situation de satiété ─ que les adolescents tout-venant.
Les résultats de l’étude montrent qu’il n’existe pas de différence significative entre les deux groupes dans les capacités d’interférence cognitive et de flexibilité mentale (aussi bien dans les mesures comportementales qu’en réponse aux questionnaires). De plus, aucun lien n’a été démontré entre le fait de manger sans faim et un déficit de ces mêmes fonctions.
La prise de décision a été le seul indice prédictif des comportements alimentaires impulsifs. Ainsi, dans l’ensemble de l’échantillon, la prise de décision risquée était associée à une plus grande ingestion de snacks malgré un sentiment de satiété. De plus, les adolescents souffrant d’accès hyperphagiques ont eu une plus grande tendance à prendre des décisions risquées que les adolescents tout-venant. Cependant, cette tendance ne fait pas état d’un déficit dans la prise de décision.
Finalement, comment prévenir ces accès hyperphagiques chez les adolescents ?
Les adolescents souffrant d’accès hyperphagiques ont montré une préférence à choisir les gains à court terme (ingestion de nourriture après satiété), même si, sur le long terme, cela est coûteux pour leur santé (risque de prise de poids, voire d’obésité). Ces résultats sont en accord avec les critères diagnostiques des accès hyperphagiques selon le DSM (APA, 2013).
Cette tendance témoignerait d’une difficulté à choisir adéquatement entre bénéfices à court- et à long-terme. Cela conduirait les adolescents à prendre des décisions impulsives, et donc à adopter des comportements alimentaires excessifs (Ames et al., 2014 ; Kelly et al., 2020), comme la surconsommation de snacks, un comportement qui semble lié à une prise de décision risquée chez ses adolescents présentant des accès hyperpagiques (Schmidt et al., 2023).
Pour prévenir et traiter les comportements de suralimentation, ainsi que de surpoids et d’obésité, les actions de prévention pourraient travailler sur la prise de décision plus que sur les autres fonctions exécutives sur lesquelles sont aujourd’hui basées les interventions de prévention, et qui ne semblent pas être impliquées dans l’ingestion d’aliments sans faim.
En outre, il serait intéressant de répliquer l’étude auprès d’un plus grand nombres de participants, auprès de participants ayant un niveau moyen d’intelligence similaire, et de réaliser l’étude sur une période conséquente qui permettrait de déceler ou non un lien de causalité entre les fonctions exécutives, telle que la prise de décision et le fait de manger sans faim.
Références
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